Cette année a été marquée par la sortie de mon livre NATURE AQUATIQUE paru le mercredi 30 mars aux Éditions Arthaud. Ce livre est en réalité mon premier, écrit de bout en bout tout seul. C’est probablement le projet dans lequel je me suis le plus investi et qui m’a demandé d’aller puiser les ressources les plus enfouies en moi. Bien sûr je n’oublie pas et je remercie du fond du cœur Eliane Patriarca qui a relu, corrigé, parfois allégé tous les chapitres, qui a été une oreille attentive tout au long de l’écriture. Je remercie profondément Valérie Dumeige, ma fidèle éditrice, qui m’a encouragé et soutenu dans mon cheminement. Je pense avec gratitude à ceux qui ont contribué, même un petit peu, à ce que ce récit voit le jour. Stefan Lhermitte, Alex Voyer, Marianne Aventurier, Cédric Palerme, Fred Vilain, Olivier Betremieux, Audrey Natera, Claire Marsden et toute l’équipe des Éditions Arthaud et beaucoup d’autres.
Ce livre conte mon cheminement depuis l’accident des 139 mètres, les enseignements précieux ramenés des grandes profondeurs qui ont fait naître un questionnement sur notre rapport en tant qu’espèce avec notre environnement et enfin l’évolution de mon rapport à la mer. J’ai voulu que mes mots soient une invitation à découvrir ou redécouvrir notre nature aquatique.
Étant en Polynésie en cet automne, comme chaque année depuis 5 ans, je partage ici avec vous le sous chapitre écrit sur ma vie à Moorea.
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Moorea, mon autre mer
Alors que j’avais à peine 20 ans, mon premier périple hors d’Europe, sur l’île hawaïenne de Big Island, a préfiguré tous les autres, imprimant un souvenir indélébile dans mon esprit. Je me souviens, à la sortie de l’aéroport, de la lourdeur de l’atmosphère tropicale, reçue comme une déferlante, je me souviens du choc sensoriel lorsque j’ai humé, pour la première fois, le parfum d’une fleur de frangipanier. Ce bouleversement olfactif qui se produit à chaque retour dans le Pacifique est ma madeleine de Proust, qui ravive immanquablement l’expérience initiatique. Chaque année, avec Maï- Lou, je m’installe pour quelques mois sur l’île de Moorea, dans le petit bungalow de mon amie Rava, les pieds dans l’eau. Nous arrivons souvent au mois d’août. Nous calquons notre migration vers l’hémisphère Sud sur celle des baleines à bosse qui quittent les eaux nourricières de l’Antarctique et remontent vers le nord pour offrir à leur progéniture la douceur des eaux tropicales.
Moorea dresse au-dessus des flots son relief acéré, recouvert d’une végétation exubérante. Elle est ceinturée d’un lagon émeraude et au-delà de la barrière de corail protectrice, le bleu est partout. C’est ce que je viens chercher sur ces miettes de terres disséminées dans l’océan. Le bleu est intense, vif, profond, souvent immaculé aux premières heures du jour, avant que les alizés ne constellent sa surface d’écume blanche. Ce bleu du large est une certitude qui défie la fantaisie capricieuse du ciel des tropiques. Je vis un quotidien au rythme des éléments qui dictent l’organisation des journées. Le bourdonnement constant de la houle qui s’écrase sur le récif berce mes nuits et accompagne le réveil. L’écoute attentive des impacts, de leur ardeur, de leur rondeur, de leur fréquence que je combine à celle de l’intensité du bruissement du vent dans les feuilles, projette une fresque de l’humeur de l’océan. Il me parle aux portes du jour. Je confirme le diagnostic quelques minutes plus tard, les pieds dans le sable alors que le soleil jaillit de la silhouette de Tahiti, l’île voisine. Je réveille Maï-Lou. Elle a école comme chaque matin de la semaine. Les 3 minutes de marche par la plage sauvage jusqu’à la salle de classe sont un enchantement dont on ne se lasse pas. Nous slalomons entre les cocos flottants que la houle a recrachés sur le récif, épions les mouve- ments du sol parsemé de bernard-l’ermite, scru- tons l’horizon à l’affût du souffle d’un cétacé, sprintons avec notre chien Récif entre les gouttes d’un grain passager. Nos tranches de vie polynésienne prennent leur sens en instaurant un quotidien en immersion dans le rythme local et en tressant avec la nature brute un lien viscéral. Nous habitons au nord-est de l’île, sur le motu Temae, un bout de terre qui semble avoir été arraché d’un atoll des Tuamotu, fait d’amoncellements de squelettes de coraux réduits en fragments par les siècles d’érosion, et posé à même la barrière. Le lagon est si mince devant le bungalow que je peux rejoindre le large en empruntant à la nage une passe étroite dans le récif, comme on serpente sur un chemin depuis une cabane à la lisière d’un sous-bois. La question n’est jamais de savoir si je vais aller à l’eau mais où et quand je vais la rejoindre. Il y a ces jours où le bleu est souverain dans ce royaume baigné de lumière crue. Pas un souffle, pas une ridule ne vient contrarier le calme du Pacifique, et, même si je suis parfois contraint de rester amarré à mon ordinateur pour écrire ou potasser sur les projets futurs, je m’octroie immanquablement une incursion dans l’océan. Je quitte ma chaise, enfile un maillot, attrape mon masque et mes palmes, marche tranquillement vers la plage, me laisse aspirer dans la passe à l’extérieur du lagon, nage mollement vers le large, inspire avec résolution et rejoins le sable lumineux par 40 mètres de fond en planant le long de la pente corallienne. Dix minutes séparent mon bureau de la féerie des profondeurs. Je tiens là une définition du paradis. Je ne plonge jamais seul et c’est Audrey qui m’accompagne. Olivier, mon ami vétérinaire de Tahiti, est aussi souvent de la partie. C’est un humain aquatique accompli que la Polynésie a envoûté et qui consacre tout son temps libre à l’océan.
Chaque apnée est une évidence. Il n’y a aucune entrave à l’extase. Les organes sensoriels sont assaillis par la véhémence d’une scénographie qui n’invite pas à l’introspection. Les contrastes sont saisissants. Les puissants faisceaux de lumière cisaillent le bleu Majorelle de la mer. Les poissons en nombre irradient de couleurs vives. Je glisse le long du tombant dans une eau si transparente qu’elle semble avoir disparu. Il reste l’illusion de l’apesanteur et la caresse du fluide sur la peau. Ce n’est pas l’étreinte glacée qui raffermit les chairs et envoie les liquides du corps se réfugier vers l’intérieur. C’est une eau qui materne, qui enveloppe, qui rafraîchit. Elle est une libération de l’écrasante lourdeur du monde du dehors, là où on traîne, accablé, le poids de sa carcasse en sueur. Le fond de sable se rapproche et je vois si loin autour de moi qu’il me semble deviner la courbure de la terre. Je deviens Neil Armstrong à bord de son module lunaire. Je m’autorise quelques secondes en bas les yeux clos. Le récif abrite une frénésie sonore faite de craquements, de grognements, de claquements. Les poissons dialoguent, les crustacés jacassent. Et puis il y a ces grognements, ces gémissements, ces rugissements qui résonnent au loin. Le chant des baleines inonde l’océan en cette saison. Il est partout et la puissance évocatrice de cette mélodie lancinante qui pénètre jusqu’au fond de l’âme peut s’avérer plus transcendante encore que la rencontre. Je regarde vers la surface et j’aperçois nettement les silhouettes miniatures d’Audrey et d’Olivier qui semblent flotter dans le ciel. Je remonte les yeux grands ouverts et le cœur rempli. J’inspire face aux montagnes sur lesquelles grimpent toutes les nuances de vert. La beauté envahit tout le paysage. Quand je suis seul, je nage en longeant la barrière avec requins, raies et tortues en guise de compagnons. Il faut nager vite pour ne pas céder à la tentation d’une apnée en solitaire. Je reste coincé dans un monde en deux dimensions et contemple au travers du masque l’agitation du dessous comme on contemple le sol défiler depuis le hublot de l’avion. Il arrive que les éléments dressent un rempart de houle et d’écume interdisant l’accès au large. Je me console en embarquant Maï-Lou dès la sortie de l’école pour une virée dans le lagon de Temae à quelques minutes du bungalow. C’est un jardin d’Éden qui s’étend devant la plage emblématique de l’île où se rassemblent les familles le dimanche. Chaque bain est un émerveillement. Le spectacle des poissons qui paradent entre les patates de corail rivalise avec la splendeur du ciel rougeoyant qui annonce la fin du jour. Je mesure le privilège de pouvoir substituer aux jardins d’enfants une nage quotidienne dans ce lagon foisonnant. La nuit tombe brutalement et nous précipite hors de l’eau. Nous rentrons, mangeons et rejoignons notre lit barricadé sous une moustiquaire. Nous nous endormons avec le chant de la mer. Nous vivons ici au cœur de l’océan et l’océan est au cœur de nos vies.