Voici un article que j’ai rédigé pour le Figaro Magazine au retour d’une expédition en voilier en Antarctique.
C’est l’ultime espace vierge qui n’a pas été colonisé. La science l’étudie, le chercheur y séjourne, l’aventurier la défie, le touriste la photographie mais c’est une terre que l’humain n’habite pas. Son évocation effraie les sédentaires et fait frémir d’envie les explorateurs. L’Antarctique est un continent de fantasme et de fascination.
En 2011, je devais embarquer à sa conquête sur le voilier d’Isabelle Autissier, mais la naissance de ma fille a contrecarré mes plans. Lorsque 8 ans plus tard, Greg Lecoeur, talentueux photographe animalier niçois et Florian Fisher créateur et réalisateur allemand de films sous marins me proposent de les rejoindre pour une exploration du 6eme continent en voilier et en apnée , je saisis cette deuxième chance qui m’est donnée. Quelques échanges mettent en évidence un rêve que nous nourrissons individuellement et que nous allons transformer en objectif commun: Explorer les profondeurs australes dans l’espoir de plonger avec l’un des plus grand prédateur de la planète, le Léopard des mers, et ramener de nos immersions des images fortes pour sensibiliser la jeune génération sur la beauté et la fragilité de ce territoire en sursis.
Sur le quai mythique du Club Nautico de Ushuaia, le rendez vous est pris avec le Kotick, voilier d’expédition taillé pour les mers hostiles. Nous guettons une fenêtre météo qui sonnera l’heure du grand départ. Nous sommes suspendus. Pas encore partis, nous ne sommes plus vraiment là non plus. C’est un état transitoire ou se bousculent excitation, crainte, joie, impatience et incertitude. Notre moral fluctue selon les tendances des prévisions devenues ces dernières années insaisissables et capricieuses. D’autres voiliers attendent et pansent leurs plaies entre deux expéditions éprouvantes. Les capitaines, français majoritairement, s’affairent sans répit. Ils réparent, astiquent, remplacent, rechargent et échangent sur le dérèglement climatique qui contrarie les humeurs du temps en Terre de Feu. Nous profitons de cet entre deux pour trier nos affaires, garder l’essentiel, nous aménager chacun notre petit espace, et surtout pour faire la connaissance de l’équipage. Outre Greg et Flo, il y a Max l’assistant caméra, Mariano le jeune skipper argentin et Alex notre guide d’expédition dont c’est le 3ème voyage en Antarctique, et notre légendaire capitaine, aussi humble et discret que son expérience est grande. Sa réputation n’a pas de frontière. « Avec lui, vous pouvez partir les yeux fermés! » me soufflait Laurent Ballesta, photographe naturaliste, juste avant mon départ pour apaiser mes angoisses. J’apprends ensuite que des pointures l’ont choisi pour leurs expéditions: Luc Jacquet, Nicolas Hulot ou le photographe de National Geographic Paul Nicklen. Depuis près de 40 ans, ce breton d’origine sillonne les mers australes et pourtant s’en méfie à chaque traversée comme d’une bête sauvage: « La zone du Cap Horn, c’est comme une banlieue chaude. Il ne faut pas trainer et vite avancer ». Le ton est donné.
5 jours de ruminations avant de larguer les amarres, tourner le dos à Ushuaia et son développement anarchique, contempler les sommets qui bordent le long canal de Beagle et caresser l’espoir d’un horizon libre de toute terre. Nous digérons notre impatience dans l’incontournable et cosy Café « Ramon Generales », là ou se sculptent les fantasmes des aventuriers en herbe qui transitent par Ushuaia. Les dépressions qui se succèdent à la pointe du continent sud américaine nous contraignent à gagner du terrain étape par étape. 3 jours s’écoulent au mouillage face à la côte chilienne de Puerto Williams, puis 2 supplémentaires dans le port le plus austral du monde de Puerto Toro. Nous grignotons du terrain progressivement et à mesure que la civilisation s’éloigne, nous nous allégeons du poids de la technologie. Internet, réseaux sociaux, messageries, emails, outils omniprésents et encombrants de notre quotidien moderne disparaissent un à un. C’est un luxe, un privilège dont nous savourons la douceur. Lorsqu’enfin sonne l’heure du vrai départ, le grand plongeon dans le passage du Drake, à la fois Graal et épouvantail de tous les marins, c’est un frisson intense qui nous parcourt. Nos marins se métamorphosent, convoquant à la fois concentration, rigueur et détermination. Pour Flo, Greg et moi, c’est l’heure du repli sur soi. Disparaitre, ne pas perturber les manœuvres et n’être réduit qu’à un organisme en hibernation pendant les 5 jours de traversée. Au mieux, nous serons les piètres assistants ou exécutants de quelques tâches simples. Chacun rejoint son monde intérieur en silence.
« C’est pas bon, on rentre s’abriter ». Ces quelques mots prononcés sans sourciller par notre capitaine après 12h de navigation dans le Drake marquent un coup dur. De nouvelles prévisions pessimistes nous contraignent à faire demi-tour pour nous abriter dans l’archipel des îles Wollaston, juste derrière le Cap Horn. 24 heures de lutte pour rien. Nous sommes partagés. Heureux d’avoir confié nos vies à un homme sage, raisonnable, et qui malgré la maitrise absolue de son bateau et de l’art de la navigation en conditions extrêmes, n’hésite pas une seconde à rebrousser chemin au moindre doute. Abattus car nous effleure pour la première fois depuis le départ une réalité que nous voilions de notre optimisme et d’une confiance en notre bonne étoile:
peut-être ne verrons nous pas l’Antarctique. Une nouvelle fenêtre, l’ultime chance, se profile après 2 interminables jours d’attente. La plongée en apnée m’a enseigné que la patience est la mère de toutes les vertus, et cette expédition est une mise à l’épreuve sur le terrain. Lorsque nous passons devant le Cap Horn, de jour cette fois, je m’incline devant ce bout de terre, symbole de la toute puissance des éléments et de notre vulnérabilité. Cette fois c’est la bonne, j’en suis convaincu. L’océan perd quelques degrés très rapidement, alors que nous sommes encore loin de la péninsule, signe paradoxal du réchauffement climatique qui fait fondre beaucoup plus de glaces ces dernières années. Le froid pénètre les entrailles du bateau à mesure que les heures s’égrènent. Le Kotick devient notre petite bulle de civilisation à la dérive sur le vaste océan hostile. Un thé, un plat de pâtes, un fruit juteux, un livre, un petit rien de confort est une bénédiction, un cadeau que je savoure à sa juste valeur. Nous alternons les phases de sommeil, de somnolence, de veille dont le seul cadre est l’heure du diner ou nous tentons de nous retrouver dans le carré central. J’instaure une discipline quotidienne de quelques heures sur le pont au grand air, entre méditation et contemplation.
« TERRE EN VUE !! » Après 4 jours d’une danse périlleuse, ballotés entre houle et clapot, Alex nous réveille de notre torpeur par ces 3 petits mots qui nous renvoient aux récits légendaires peuplant nos imaginaires. A bord nous sommes tour à tour James Cook, Magellan, Amundsen. Nous sommes transpercés par l’émotion. Cette fois, l’horizon n’est pas blanc de l’écume sur la crête d’une vague, c’est bien la glace de la Terre Promise qui réfléchit quelques timides rayons du soleil. Puis les premiers icebergs apparaissent. Imposants, disposés en une haie d’honneur, ils trônent en signe de bienvenue et tracent le chemin vers notre premier mouillage sur l’île de Melchior. Nous restons 2 jours sur place, le temps de refaire le plein d’eau, de déployer notre matériel, et surtout de nous remettre de notre traversée, cette aventure au coeur de l’aventure. Le Kotick se métamorphose. Les caméras, combinaisons, palmes surgissent de ses entrailles, les annexes sont gonflées. Désormais, il est une base d’exploration à partir de laquelle nous allons rayonner sur terre, sur l’eau et sous l’eau. Une énième étape nous mène à notre destination finale. Nous faisons le choix de sélectionner un unique endroit, de l’apprivoiser, de nous imprégner de son rythme, d’en devenir les habitants temporaires, plutôt que de butiner, collectionner et de consommer en touristes affamés la liste des spots incontournables de la région. En concertation avec notre capitaine et notre skipper apnéiste Alex, l’île de Cuverville et sa colonie de 6000 manchots papous sera notre mouillage idéal. C’est la fin de l’été austral et nous avons pris rendez vous avec un évènement spectaculaire, cruel mais immuable en cette saison sur la péninsule. Les manchots juvéniles, nourris depuis leur naissance par les adultes, sont à présent bien dodus, ils ont perdus leur duvet et s’apprêtent à s’immerger pour la première fois dans l’océan hostile en quête de nourriture. Un baptême à haut risque qui peut tourner au sacrifice. Pour leurs premiers bains, ils sont de piètres nageurs et une proie facile pour les phoques léopards en embuscade. Quelques minutes avant de jeter l’ancre, l’un d’eux se rue dans notre direction. Il semble mener la garde. Avec une assurance déconcertante, il sort sa tête de l’eau, nous défie du regard pendant de longues secondes et rejoins finalement son bout de glace. Premier contact. Nous sommes prévenus, nous voici en son royaume.
Au petit matin, le ciel s’est délesté de sa couverture nuageuse et offre la clarté d’une côte méditerranéenne nettoyée par le mistral. Le spectacle est époustouflant, défiant nos échelles de repères habituels. Nous sommes ancrés au coeur d’un amphithéâtre de sommets aux allures de 8000m himalayens, d’épais glaciers abruptes, de fiers icebergs défiant la gravité, de petits îlots recouverts d’un chapeau blanc. La baie est saupoudrée de morceaux de glaces qui dérivent aux grès des marées. C’est le souffle de quelques baleines à bosse encerclant le bateau qui me tire de cette première longue nuit de sommeil. Voilà trois semaines que nous avons quitté notre chez nous, et enfin ce matin, nous allons tremper nos palmes dans l’eau à -1 degrés. Le bonheur et l’impatience se teintent de l’anxiété de découvrir un environnement hostile et inconnu. Malgré notre combinaison de 9mm, nos épais gants et chaussons, le froid et ses morsures répétées seront nos compagnons quotidiens. Nous chargeons la petite annexe avec nos caméras. Nous sommes à l’étroit mais libres, libres d’explorer chaque recoin de ce site d’exception. Nous sommes tous hypnotisés par les imposants icebergs, eux qui ne dévoilent à la surface qu’un soupçon de leur masse. Naviguant entre eux, nous avons l’embarras du choix. Alex nous oriente et tempère notre enthousiasme. Les icebergs sont des colosses imprévisibles qui peuvent à tout moment se disloquer , se retourner, nous broyer. En voici un dont l’architecture témoigne d’une certaine stabilité et de taille raisonnable. Mise à l’eau. Nous quittons la surface et s’efface immédiatement la douleur au front et aux lèvres, seuls espaces de peau nue offertes au froid. Je glisse le long d’une paroi blanche qui plonge vers les profondeurs obscures. Le contraste est saisissant. C’est un mûr dont le relief a été façonné par les retournements successifs, offert tour à tour à la douceur estivale, aux tempêtes australes, aux courants sous marins. Les temps d’apnée sont brefs, mais intenses. Au loin, le souffle des baleines aperçues au réveil nous guide vers notre prochaine mise à l’eau. Elles sont arrivées des eaux tropicales il y a quelques semaines, après une migration de 5 000 km. Elles reconstituent leurs stocks, engloutissant plusieurs tonnes de krill quotidiennement. Très curieuses, elles nous approchent, nous encerclent, et nous évitent avec grâce et délicatesse. Nous sommes à l’eau depuis une heure, et l’excitation ne suffit plus à contenir la douleur du froid qui nous lacère les pieds et les mains, malgré les gants et chaussons qui les enveloppent. A chaque plongée, nous explorons de nouvelles techniques pour ménager nos extrémités, véritable tendon d’Achille de nos immersions. Quelques jours d’acclimatation et d’expérimentation nous permettent à chacun d’adopter un protocole, notre routine en condition extrême. Greg prend en main l’organisation de l’emploi du temps. Lui qui a arpenté tous les océans du globe en quête de rencontres animalières, il est rompu à l’exercice.
« Nous n’aurons pas beaucoup d’occasions. Nous devons être opportunistes et saisir chaque chance qui nous est offerte! » nous prévient-il. Alors nous patrouillons, ouvrons grand nos yeux subjugués par le décor, et jamais nous oublions notre rêve commun, la rencontre du phoque léopard. Régulièrement, nous en croisons, vautrés de tout leur long sur un morceau de glace dérivant. A peine nous considèrent ils, indifférents à notre présence et à notre impatience. Parfois, l’un d’eux se faufile entre les icebergs. Espoir! Nous nous glissons délicatement à l’eau pour stimuler leur curiosité. Rien, ils avancent ou nous évitent. La mise à l’eau des manchots juvéniles et le réveil des prédateurs ne sauraient tarder, mais pourtant rien ne se passe. Le réchauffement climatique entraîne une fonte de la calotte glaciaire qui s’accélère et bouleverse tous les rythmes ancrés depuis les temps immémoriaux. Nous sommes les témoins directs d’une réaction en chaine dont l’humain par son aveuglement est responsable.
Un après midi, après une pause repas, nous peinons à repartir. Le ventre plein, la combinaison humide et la fatigue qui s’accumule ne nous aident pas à l’action. Dans un sursaut d’orgueil, nous nous offrons une deuxième chance, Greg et moi, après une matinée assez calme. Nous sommes récompensés de notre audace avec une mise à l’eau exceptionnelle et rare avec 4 phoques crabiers. Peu enclins à l’interaction sur terre, ils nous invitent à un ballet aquatique autour d’un iceberg où ils ont élu provisoirement domicile. Ils évoluent avec agilité, se présentent à nous un à un timidement avant de se réfugier dans une grotte sculptée dans la glace. Ils répètent inlassablement le même manège se rapprochant à chaque fois un peu plus. Au bout de 45 minutes, nous ressentons un début d’agressivité dans leur approche. Leurs dents se sont plus invisibles, ils nous crachent quelques bulles d’air devant le visage. Le message est clair. Nous quittons les lieux immédiatement. Encore sous l’émerveillement de cette rencontre fortuite, un groupe d’une cinquantaine de manchots se repose non loin de nous. Alex, qui a passé 45 jours ici même l’année précédente pour les filmer en apnée, guide notre approche. « Il ne faut surtout pas foncer sur eux, ça ne marche jamais. Des qu’ils vous regardent depuis la surface, plongez! Ils sont curieux, ils viendront» . Quelle vision poétique. Ils nagent, ils volent, virevoltent suspendus entre la surface et les profondeurs. Maladroits et la démarche titubante sur terre, ils semblent révéler leur talent une fois immergés.
Il nous reste deux jours seulement. Nous avons exploré tous les recoins autour de l’île de Cuverville et avons acquis une meilleure compréhension du lieu. Nous misons tout sur la zone tapissée de petits icebergs devant la colonie de manchots principale. Et voila que la rencontre tant attendue nous est offerte. Le phoque léopard, seigneurs en ces lieux, nous a accueilli pour une douce danse. C’est une femelle, un gros spécimen de plus de 3 mètres. Une rencontre animalière laisse une empreinte profonde quand la curiosité de l’un et de l’autre se mêlent, que l’appréhension initiale se dissout et que l’alchimie opère. J’ai vécu un moment hors du temps, une heure passée à communier avec un animal sauvage, à jouer, se renifler, s’apprivoiser. La douceur du moment fut proportionnelle à l’appréhension qui l’a précédé. Il a fallu laissé à bord nos aprioris et faire confiance à l’instinct. Au fil des minutes, je déchiffre son langage. Un langage du corps et du mouvement.Un petit iceberg était son espace de repli, là ou elle allait puiser sa confiance. Le visiter ne conduisait qu’à ériger une barrière. Se laisser couler à quelques mètres de profondeur, titiller sa curiosité, et la voilà qui venait à moi et se rapprochait toujours plus. M’immerger en apnée, quitter la surface et me poser fut le signal pour elle que nous appartenons à cette même famille, celle des mammifères qui retiennent leur souffle pour plonger. Un lien de parenté se tisse et rompt toute méfiance. Greg témoignera après coup: « Comme avec une femme, il faut savoir la séduire, éveiller sa curiosité avec douceur… ». Nous sommes comblés, émus.
Nous sommes le 9 mars, quelques flocons tapissent le pont du Kotick. L’hiver est à nos trousses, il est temps de lever l’ancre. Sur le chemin du retour, nous prélevons des échantillons d’eau de mer de ces contrées lointaines pour la fondation Parley. La pollution aux micro plastiques épargne-t-elle ce petit coin de la planète ou est elle sans frontière? Les résultats nous parviendront dans les semaines à venir. Nous laissons derrière nous un sanctuaire ou l’exubérance de la vie sauvage est en sursis. A l’horizon, un énième bateau de croisière est en approche. L’espace de quelques heures, il déposera un flot de touristes qui inondera les réseaux sociaux de selfies avec les manchots. L’homme a t il réellement sa place ici? Ne devrait il pas consentir à rendre sa virginité à cette terre éloignée? Nos témoignages ramenés des mers australes sont ils un hymne à sa protection ou une énième tentation à son exploration. Je quitte la péninsule nourri, mais hanté par ce questionnement.