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Franck Seguin : Un bain sous la mer Guillaume Nery

Cette lettre a été écrite à l’origine pour l’émission “Lettres d’interieur” qu’a animé Augustin Trapenard sur France Inter pendant le premier confinement. Ma lettre devait être lue à l’antenne le 8 juin, journée mondiale des océans, mais le programme a été suspendu quelques jours avant. Elle est parue en tribune dans le quotidien Libération et elle clôture mon dernier livre “Nature aquatique”.


Nice, le 1er juin 2020


Chère Méditerranée, ce matin, comme chaque matin depuis qu’il nous est permis de nager et plonger à nouveau en toi, nous étions ensemble. Si j’avais la certitude que tu m’es devenue indispensable, il m’aura fallu être privé de tes caresses pendant ces 2 mois de printemps pour réaliser que la vie sans toi n’a littéralement aucune saveur. Tu m’as tellement manqué! En regagnant ton bord, une question m’a traversé: Est ce que moi je t’ai manqué?

Oui forcément un peu! Ta frontière avec le ciel est mon horizon depuis toujours. Mais je me souviens, c’est à mes 14 ans que nous nous sommes réellement rencontrés. J’ai retenu timidement mon souffle et tu m’as accueilli. A chaque nouvelle plongée, je m’armais de ma fougue et me lançais à ta conquête. Je te considérais alors comme le simple décor de mes performances. Tu n’as pas tardé à opposer à ma vanité l’hostilité de ton environnement. Le froid de tes entrailles anesthésiait mes ambitions, l’obscurité de tes profondeurs assombrissait mes illusions, et cette pression, ta redoutable pression qui comprimait mes chairs et broyait mon orgueil. Les années sont passées, pendant lesquelles j’ai appris à respecter ta fragilité et ton humeur changeante, pendant lesquelles je me suis nourri de tes enseignements.


A celui qui souhaiterait te rejoindre aujourd’hui, telles seraient mes recommandations: Recherche au préalable le calme intérieur. N’encombre pas la mer de tes agitations et protège la de la frénésie du monde. Abandonne ton égo à la surface. Inspire et retrouve là en silence. Mets toi à nu, offre toi pleinement à elle et tu goutteras au souffle de la liberté. Contemple ses nuances subtiles de bleus. Ne tente pas de la dominer, c’est elle qui t’apprivoisera. Quand elle le décide, retourne sans tarder respirer à nouveau. Accepte que parfois, elle puisse cueillir une âme et la garder auprès d’elle.


Je te connais si bien désormais que j’ai envie de croire que je t’ai manqué.

C’est alors que j’ouvre les yeux, mes chimères se dissipent et mes espérances s’effondrent. J’ai tellement honte de tout ce que tu acceptes des humains, alors que nous te devons tout. Tes eaux et celles de tous les océans recouvrent les 2/3 de la surface de notre planète et depuis les confins du système solaire, c’est un petit point bleu pâle que l’on devine au loin et qui définit notre singularité entre tous les scintillements de la voute céleste. Planète Mer ou planète Océan devrait être son nom. Quelle ingratitude! Nous sommes les héritiers gâtés et inconscients d’un miracle que tu as enfanté, la vie. Aujourd’hui tu engloutis nos crimes et tu en es repue. Tu nous offres oxygène et nourriture, en échange, nous t’enivrons de nos pesticides et de nos antibiotiques. Tu ingurgites nos plastiques, digères notre CO2. Ta surface est lacérée par les étraves de nos portes containers. Nous te vidons de tes poissons, tes coraux se meurent, tu te réchauffes, tu t’acidifies. Tu agonises sous nos yeux. Et nous restons sourds à tes cris de détresse.

J’en ai la certitude maintenant. Je ne t’ai pas manqué. Et je ne t’en veux pas.