guillaume nery

Le Figaro Voyage m’a confié une page blanche pour numéro sur la Méditerranée / Juin 2022

La mémoire est une histoire de sensations et d’émotions qui, mises bout à bout, tissent le fil de l’existence. Je remonte ce fil, exhume les souvenirs, feuillette les pages jaunies de mon carnet des expériences enfouies et je me souviens. Le voilier de mon oncle, les cousins qui barbotent dans leur bouée colorée, la clameur de l’été, ses cigales qui chantent, ses touristes lascifs et cette intouchable insouciance de mes 7 ans que je plonge sous la surface calme de la mer. Je porte ce maillot trop petit pour mon embonpoint, ce masque rond à l’odeur de caoutchouc chauffé, ces petites palmes en plastique qu’on achète à la sauvette sur les plages bondées. Première empreinte indélébile de la Méditerranée.

Chaque été, c’est l’exploration à portée de main. Il suffit de laisser derrière soi la ville, d’enjamber le bitume qui épouse la côte, de serpenter entre les serviettes et les parasols. Il suffit de se jeter à l’eau. Un jour je m’éloigne suffisamment du bord pour ne plus voir les galets qui d’ordinaire tapissent le fond. C’est le vide sous mes pieds. C’est l’ivresse dans ma tête. Les profondeurs et moi nous rencontrons, et depuis cet instant, je ne cesse plus de plonger. À mesure que je progresse j’apprends l’engagement, l’humilité, l’entraide, la lenteur, l’émerveillement, la persévérance. École de vie.

La Méditerranée m’enseigne aussi le fatalisme et la souffrance. Elle engloutit Loïc, Cyril, Natalia. C’est la fin de l’innocence.

J’abandonne pour un temps la mer de l’enfance et des records. Les océans du monde me semblent vastes et remplis de promesses. Je plonge dans la Pacifique, l’Indien, l’Atlantique. Je succombe à l’exotisme de l’ailleurs. J’approuve ceux qui disent que l’océan, ses vagues, ses tempêtes, ses marées, son iode, c’est quand même plus vivant. Je m’enivre du foisonnement de vie des îles lointaines. Je noie mon regard dans les couleurs exubérantes des tropiques.

Et pourtant je reviens toujours dans la Méditerranée. Il n’y a qu’au cœur de ses criques, de ses baies, de ses rades, que je trouve le calme des flots qui transcende le calme de l’esprit, calme du tout indispensable pour se glisser dans les grandes profondeurs avec légèreté et jubilation. Je reviens par attachement à celle qui a enfanté mes rêves d’aventures et qui a façonné mon identité. Je reviens simplement parce que c’est chez moi.

Je me décide à voir enfin l’autre Méditerranée, celle qui s’étend au-delà de la colonne d’eau verticale dans laquelle j’alterne les exploits et les déboires. J’enlève délicatement les œillères qui emprisonnent mon regard vers le bas. Quel émerveillement! Les rorquals patrouillent dans le grand large. Les globicéphales chantonnent dans le bleu. Les phoques moines jouent à cache cache dans les grottes. La posidonie se dandine sur les fonds de sable et de roche. Le plancton vagabonde avec les courants. Les loups, daurades, sars, dentis, castagnoles, poulpes, gorgones, toute une vie dissimulée sous la surface, qui nait, qui meurt, qui prend part à la danse. Je suis étourdi par la beauté du sauvage. J’aime également contempler depuis la mer ce rivage que tant de civilisations ont peuplé. Elles y ont laissé les traces qui racontent des fragments de notre histoire. Il y a ces basiliques pour prier, ces tours pour surveiller, ces remparts pour se défendre, ces trophées pour célébrer, ces maisons pour habiter. Ces vestiges ont traversé les âges. Le temps les a assimilés dans le paysage avec une certaine poésie et un brin de romantisme. La pierre nous rappelle que la Méditerranée est une mer des Hommes, et que nos destins sont intimement liés.

Ma Côte d’Azur me le rappelle avec beaucoup de véhémence et j’assiste impuissant depuis chez moi à notre développement débridé. Je vois ce béton qui grignote les côtes, ces navires indécents qui sillonnent le large, ces plastiques qui remplacent les poissons, cette vie qui s’use, se consume, se meurt. Nous avançons à grandes enjambées vers le pire en somnambules que les hurlements de la mer ne parviennent pas à réveiller. De l’autre côté du rivage d’autres drames se jouent. La Méditerranée dresse sa cuirasse bleue obscure devant la détresse de ceux qui fuient les guerres, la misère, la famine. Injustice profonde que ces vies avalées en silence, allégorie funeste de ce que les éléments pourraient supplicier à toute notre humanité en retour de nos exactions.

Pour l’heure la Méditerranée est encore clémente avec nous. Elle renait là où on la laisse tranquille. Elle recouvre nos épaves avec la vie. Elle dissout dans sa masse gigantesque notre chimie. Jusqu’à quand? Il faut se mobiliser. Il faut témoigner. Il faut relayer la parole de ceux qui alertent depuis si longtemps. Il faut se battre. Et si le tout premier pas était de s’y baigner. Pour la rencontrer. Pour l’aimer. Le bain de mer, c’est une ode à notre nature aquatique et un acte de résistance pour changer notre rapport au monde. On se met à nu comme on dépose les armes. Eau contre soi sans armure. On laisse sur le rivage la gravité qui arrime au sol et l’orgueil qui fait perdre pied. Le corps se fond dans la mer et l’esprit lâche. Le froid de l’eau saisit les chairs et le temps. On ne se sent jamais autant vivant que dans un peau à peau avec l’élément brut. On nage. Les membres sont engourdis, les mouvements sont gauches, le coeur est heureux, l’âme renait. Le bain de mer n’importe où et n’importe quand. C’est ça ma Méditerranée.